La clôture de notre Chapitre Général a eu lieu le 30 septembre. Voici le message que les frères délégués (à gauche) ont voulu transmettre aux frères du monde entier et à leurs amis.
Quand nous sommes entrés dans la salle du Chapitre (l’assemblée générale qui réunit des délégués des pays où notre Fraternité est présente), c’est le monde qui s’est invité à notre table. Nous avons entendu nos frères parler de la guerre en Syrie et en Irak avec les flots de personnes déplacées qui ont tout perdu ; de la violence des groupes armés au Nigeria ; de la peur et de la mort quotidiennes en Colombie. Nous avons entendu parler des chômeurs et de tous ceux et celles qui n’arrivent plus à vivre dignement. Étaient aussi présents ceux qui essayent d’entrer dans les pays occidentaux : ceux et celles qui meurent dans les traversées des déserts ou en mer, dans des bateaux surchargés, et ceux qui sont bloqués et refoulés. Nous avons aussi raconté la violence de tous les jours dans nos quartiers et la misère insurmontable qui déshumanise. On ne sait plus qui dirige notre monde : des “grands” anonymes, des “intérêts” cachés, qui prennent “d’en haut” des décisions qui touchent durement ceux qui sont “en bas”.
« Peut-être allons-nous entrer dans une époque de l’histoire du genre humain qui sera le temps de la compassion, dans l’impuissance de trouver les solutions aux problèmes posés », écrivait René Voillaume, en 1994. Subir avec les autres, souffrir ensemble quand l’avenir est bouché et qu’aucune lumière ne brille à l’horizon : c’est la “compassion” que certains de nos frères sont appelés à vivre parce qu’ils ont choisi de rester avec leur peuple dans l’épreuve. Ils sont constamment présents à notre pensée et à notre prière, avec un sentiment de grande reconnaissance parce qu’ils tiennent bon malgré leur faiblesse et leurs peurs.
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Une question nous travaillait en écoutant ces récits :
« Comment rester humains en ces temps de peur et de violence ? »
- Ce qui nous rend humains et qui nous donne du bonheur, c’est de vivre avec les “petits”, les gens “de tous les jours”, ceux qui sont sans nom et sans influence.
Avec le temps – car il faut durer… – ils nous ont montré qu’ils sont nos frères et nos sœurs. Ils ont leurs faiblesses, elles sautent aux yeux ; les nôtres aussi sautent aux yeux !… Reconnaître sans peur nos faiblesses nous fait grandir en humanité. On ne peut pas dialoguer avec un “fort”, il n’a besoin de rien. Quand on se sait indigent, on peut chercher avec les autres, apporter le peu qu’on a et cheminer ensemble.
Les “petits” nous ont appris qu’il faut venir avec son cœur et aimer avec tendresse. Nous aussi, nous recevons d’eux tendresse et confiance et cela nous fait vivre !… La confiance ouvre le cœur et la personne peut donner le meilleur d’elle-même. Donner du temps et de l’attention à celui qui n’intéresse personne nous fait découvrir des trésors cachés d’humanité et de bonté. Comme des plongeurs en eau profonde, nous découvrons des merveilles que Dieu seul connaissait.
Le mal et la mort sont présents, quotidiens. Mais la liste est longue, quotidienne, des réactions à contre courant pour maintenir la vie, la protéger et la faire grandir : l’entraide discrète entre voisins ; ceux et celles qui risquent leur vie pour permettre à d’autres de vivre, en Syrie et dans d’autres lieux de violence ; les personnes qui sont mortes pour en sauver d’autres dans le naufrage du ferry de Corée ; des groupes de dialogue entre Palestiniens et Israéliens qui ont perdu des proches dans les violences ; des gens qui tissent des liens dans des contextes où tout pousse à rejeter l’autre parce qu’il est différent ; tous ceux et celles qui se mobilisent pour l’accueil des déplacés ou pour l’intégration des migrants.
Ces gestes d’humanité profonde, grands et petits, nous les voyons. Et dans la foi nous les lisons comme des étincelles de la gloire de Dieu, des signes de son Royaume, la présence active de son Esprit dans le cœur des hommes et des femmes. Comme Moïse, avec respect et admiration, nous entendons l’invitation : « Enlève tes sandales car tu es sur une terre sainte. »
Nous voulons continuer à vivre avec notre peuple sur cette terre aride et sainte, les yeux grands ouverts…
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- Ce qui nous rend humains et qui nous laisse émerveillés, c’est de revenir sans cesse à l’Évangile, pour y retrouver Jésus, “le Fils de l’Homme”, l’homme par excellence.
Nous avons été séduits par le visage de Jésus de Nazareth et par sa façon à lui de restaurer l’humain : il casse tout ce qui exclut ; il va à celui que tout le monde fuit ; il touche et se laisse toucher par ceux qu’on a jugés impurs ; il reconnaît la droiture et l’amour d’où qu’ils viennent, de l’étranger ou de celle qui a une autre foi…
À force de regarder Jésus vivre et agir, nous faisons une découverte : l’évangile est écrit pour aujourd’hui parce qu’il est écrit à partir de la vie des gens de “tous les jours”. L’homme ou la femme de mauvaise réputation, que tout le monde met plus bas que terre, il ou elle habite notre quartier ; le pauvre qui voudrait bien inviter en retour, mais qui n’a pas les moyens de le faire, nous le croisons tous les jours ; l’homme bon qui tire le meilleur du trésor de sa religion, c’est la maison d’en face.
Alors pour être vraiment humains, nous sentons le besoin de la prière. Nous exposer longuement à la lumière de Dieu, tout simplement parce qu’il est Dieu, qu’il nous connaît et qu’il nous aime. Et pour qu’il transforme notre cœur et celui de nos proches à l’image de celui de Jésus, plein de compassion et de vigueur, de douceur et d’énergie. Pour qu’il nous donne son regard.
Prière de pauvres humains, les pieds sur terre. Parfois douloureuse et sans réponse : « Mon Dieu, pourquoi nous as-tu abandonnés ? » ; parfois joyeuse et pleine d’élan : « Béni sois-tu d’avoir caché cela aux sages et aux savants et de l’avoir révélé aux petits ! ».
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- Ce qui nous rend humains et qui nous donne de l’espérance, c’est de vivre tout cela avec des frères et de marcher ensemble : nous y trouvons joie et soutien.
Nous n’en parlons pas souvent. Sans doute parce que bâtir une relation fraternelle est une tâche difficile et jamais finie. L’essayer avec persévérance, c’est notre petite contribution à la construction d’une humanité fraternelle et c’est un signe d’espérance.
Mais c’est aussi une joie de partager avec des frères le même désir d’aimer avec respect toute personne, à la manière de Jésus de Nazareth ; et c’est un soutien de relire ensemble notre vie partagée avec les gens, en sachant que nos frères ne nous abandonneront pas en chemin.
Prier ensemble, se laisser façonner ensemble par Dieu, écouter ensemble sa Parole qui nous dit, sous toutes les formes, que Dieu croit en l’homme : tout cela nourrit notre espérance.
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- Nous voudrions ajouter une parole en direction de nos frères aînés :
Tout ce que nous avons écrit ici, vous l’avez vécu avec ardeur et nous l’avons reçu de vous. N’allez pas croire que tout s’arrête, parce que le grand âge est venu ou que vous êtes en maison de retraite : jusqu’au bout nous pouvons tisser des liens, être attentif au “petit”, aimer avec cœur. Nous comptons sur vous !
- Et une autre pour nos jeunes frères :
Peut-être que vous vous faites du souci parce que vous êtes trop peu nombreux. Peut-être que nous ne savons pas vous transmettre ce qui remplit notre cœur de joie et de bonheur, dans cette proximité voulue aux “petits de ce monde”, avec le style de Jésus de Nazareth.
Regardez Jésus agir, rendez-vous proches des “petits de ce monde”, laissez-vous aimer par eux et votre cœur deviendra brûlant.
Nous avons besoin de votre enthousiasme.
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Comment ne pas mentionner ce qui est pour nous un grand signe d’espérance : le message et les invitations renouvelées du pape François à aller aux périphéries et à prendre l’odeur du troupeau, à risquer l’accident dehors plutôt que de rester à l’intérieur. Juste une parole de lui :
« Nous ne pouvons pas devenir des chrétiens amidonnés, des chrétiens trop bien élevés, qui parlent de choses théologiques alors qu’ils prennent le thé, tranquilles. Non ! Nous devons devenir des chrétiens courageux et aller chercher ceux qui sont précisément la chair du Christ ! […] Voilà le problème : la chair du Christ, toucher la chair du Christ, prendre sur nous cette douleur pour les pauvres. »